ÉPICTÈTE ENTRETIENS |
LII. UN
tyran me
dit : « Je suis le maître, je peux tout. — Eh !
que peux-tu ? Peux-tu te donner
un bon esprit ? Peux-tu m'ôter ma liberté ? Eh !
que peux-tu donc ? Sur un
vaisseau, ne dépends-tu pas du pilote ? Sur ton char,
ne dépends-tu pas du
cocher ? — Tout le monde me fait la cour. — Mais te la fait-on
comme à un homme
? Montre-moi quelqu'un qui te prenne pour tel, qui
voulût te ressembler, qui
voulût marcher sur tes traces comme sur celles de
Socrate. — Mais je puis te
faire couper le cou. — Tu parles bien. J'avais oublié
qu'il faut te faire la
cour comme aux dieux nuisibles, et t'offrir des sacrifices
comme à la fièvre.
N'a-t-elle pas un autel à Rome ? Tu le mérites
plus qu'elle, car tu es plus
malfaisant. Mais que tes satellites et toute ta pompe
effraient et troublent la
vile populace, tu ne me troubleras point ; je ne puis
être troublé que par
moi-même. Tu as beau me menacer, je te dis que je suis
libre. — Toi libre ! Et
comment ? — C'est la divinité même qui m'a
affranchi. Penses-tu qu'elle souffre
que son fils tombe sous ta puissance ? Tu es le maître
de ma carcasse ;
prends-la. Tu n'as aucun pouvoir sur moi. »
LXVII.
JE veux être assis à l'Amphithéâtre
au banc des sénateurs. — Grands
dieux, tu vas te donner bien de la peine et être bien
pressé. — Mais je ne
saurais voir commodément les jeux sans cela. — Ne les
vois point, quelle
nécessité as-tu de voir les jeux ? Et si c'est
l'envie d'être assis à ce banc
qui t'y fait aller, attends qu'on sorte. Quand le spectacle
sera fini, tu iras
t'asseoir à ce banc si désiré, et tu y
seras fort à ton aise.
LIVRE II
XXXI. Tu
pâlis, tu
trembles et tu es embarrassé quand tu vas voir un
prince ou quelque grand
seigneur. — Comment me recevra-t-il ? Comment m'entendra-t-il
? — Vil esclave,
il te recevra, il t'entendra comme il le jugera à
propos ; tant pis pour lui
s'il reçoit mal un homme sage, il en souffrira seul.
Peux-tu souffrir de la
faute d'un autre ? — Mais comment lui parlerai-je ? — Tu lui
parleras comme tu
voudras. — J'ai peur de me troubler. — Eh quoi ! ne sais-tu
pas parler avec
discrétion, avec prudence, et avec une honnête
liberté ? Pourquoi t'avises-tu
de craindre un homme ? Zénon ne craignait point
Antigone, mais Antigone
craignait Zénon. Socrate était-il
embarrassé quand il parlait aux tyrans et à
ses juges ? Diogène était-il embarrassé
quand il parlait à Alexandre, à
Philippe, aux pirates, au maître qui l'avait
acheté ?
LIVRE III
IV. DE même qu'un marchand ne
refuse pas une monnaie de bon aloi, qui est
marquée au coin du prince, de même l'âme ne
refuse point les véritables biens.
Elle en reçoit souvent de faux, mais c'est que le coin
du prince l'a trompée,
et qu'elle n'a pas l'art d'en connaître la
fausseté.
XV. Tu as acquis beaucoup de belles choses,
tu as beaucoup de vases d'or et
d'argent, tu es riche. Mais le meilleur bien te manque : la
constance, la
soumission aux ordres des dieux, la tranquillité,
l'exemption de trouble et de
crainte. Pour moi, tout pauvre que je suis, je suis plus riche
que toi. Je ne
me soucie point d'avoir un patron à la cour, je ne me
soucie point de ce qu'on
pourra dire de moi au prince, et je ne flatte personne.
Voilà ce qui me tient
lieu de tous les biens. Tu as des vases d'or et d'argent, mais
toutes tes
pensées, tous tes désirs, toutes tes
inclinations, toutes tes actions sont de
terre.
XVI. UN enfant met sa main dans un pot
à ouverture étroite où il y a des
noisettes et des figues ; il en emplit sa main tant qu'elle en
peut tenir, et,
ne pouvant la retirer si pleine, il se met à pleurer. —
Mon enfant, laisses-en
la moitié, et tu retireras ta main assez garnie... Tu
es cet enfant. Tu désires
beaucoup et tu ne peux l'obtenir ; désire moins, et tu
l'auras.
XXVII. LES sentinelles demandent le mot du
guet à tous ceux qui approchent.
Fais de même, demande le mot du guet à tout ce
qui se présente à ton
imagination, et tu ne seras jamais surpris.
XXIX. LA vraie noblesse de l'homme vient de
la vertu, et non de la naissance. —
Je vaux mieux que toi, mon père était consul, je
suis tribun, et toi tu n'es
rien. — Mon cher, si nous étions deux chevaux, et que
tu me dises : « Mon père
était le plus vif de tous les chevaux de son temps, et
moi j'ai beaucoup de
foin, beaucoup d'orge, et un magnifique harnais, » je te
dirais : « Je le veux
bien, mais courons... » N'y a-t-il pas dans l'homme
quelque chose qui lui est
propre, comme la course au cheval, et par le moyen de quoi on
peut connaître sa
qualité et juger de son prix ? Et n'est-ce pas la
pudeur, la fidélité, la
justice ? Montre-moi donc l'avantage que tu as en cela sur
moi. Fais-moi voir
que tu vaux mieux que moi, en tant qu'homme. Si tu me dis :
« Je puis nuire, je
puis ruer, » je te répondrai que tu te glorifies
là d'une qualité qui est
propre à l'âne et au cheval, et non
à l'homme.
LXIII. NI les victoires des jeux olympiques, ni celles que
l'on remporte dans
les batailles, ne rendent l'homme heureux. Les seules qui le
rendent heureux,
ce sont celles qu'il remporte sur lui-même. Les
tentations et les épreuves sont
des combats. Tu as été vaincu une fois, deux
fois, plusieurs fois ; combats
encore. Si tu es enfin vainqueur, tu seras heureux toute ta
vie, comme celui
qui a toujours vaincu.
LXXII. NE crains rien, ne désire
rien, et nul homme n'aura pour toi rien de
terrible ni de formidable, non plus, qu'un cheval pour un
autre cheval, ni une
abeille pour une autre abeille. Ne vois-tu pas que tes
désirs et tes craintes
sont la garnison que tes maîtres entretiennent dans ton
cœur, comme dans une
citadelle, pour t'assujettir ? Chasse cette garnison,
remets-toi en possession
de ton fort, et tu seras libre.
LXXIII. QUE font les voyageurs prudents
quand ils entendent dire que les
chemins par où ils doivent passer sont pleins de
voleurs ? Ils n'ont garde de
continuer seuls, leur route, mais ils attendent qu'ils
puissent se mettre
à la suite d'un ambassadeur, d'un
questeur ou d'un proconsul.
Et avec cette précaution, ils achèvent
heureusement leur voyage. Le sage fait
de même dans ce monde. Tout y est plein de brigandage,
de tyrannie, de misère
et de calamité. Comment passera-t-il seul sans
périr ? Mais qui attendra-t-il ?
et à qui se joindra-t-il ? A un
magistrat, à un consul, à un
préteur ? Mais ce sont les ennemis qu'il a le plus
à craindre. Il attend donc
un compagnon sûr, fidèle et incapable
d'être surpris, et ce compagnon, ce sont
les dieux. Il se joint donc à eux, il marche avec eux,
et il passe heureusement
à travers tous les écueils de
cette vie.
LIVRE IV
V. POUR gagner une
liberté qui n'est que fausse, des hommes s'exposent aux
plus grands dangers :
ils se jettent dans la mer, ils se précipitent des plus
hautes tours. On a vu
des villes entières se brûler elles-mêmes.
Et toi, pour acquérir une liberté
véritable, sûre, et que rien ne pourra te ravir,
tu ne prendras aucun soin ? tu
ne te donneras pas la moindre peine ?
VI. Tu
espères que tu
seras heureux dés que tu auras obtenu ce que tu
désires. Tu te trompes. Tu ne
seras pas plus tôt en possession, que tu auras
mêmes inquiétudes, mêmes
chagrins, mêmes dégoûts, mêmes
craintes, mêmes désirs. Le bonheur ne consiste
point à acquérir et à jouir, mais
à ne pas désirer. Car il consiste à
être
libre.
XXIX. Tu ne
penses
qu'à habiter dans des palais, qu'à avoir autour
de toi une foule d'officiers
qui te servent ; qu'à être vêtu
magnifiquement ; qu'à avoir des équipages de
chasse, des musiciens et des troupes de comédiens.
Est-ce que je t'envie rien
de tout cela ? Mais as-tu cultivé ta raison ? As-tu
tâché d'acquérir de saines
opinions ? T'es-tu attaché à la
vérité ? Pourquoi es-tu donc fâché
que j'aie
quelque avantage sur toi dans une chose que tu as
négligée ? — Mais cette
chose-là est très grande et très
précieuse. — Tant mieux que tu le sentes. Eh !
qu'est-ce qui t'empêche de t'y appliquer ? Au lieu de
ces chasseurs, de ces
musiciens, de ces comédiens, aie autour de toi des gens
sages. Qui peut avoir
plus de loisir, plus de livres, plus de maîtres que toi
? Commence, donne une
petite partie de ton temps à ta raison. En un mot,
choisis. Si tu continues de
ne t'adonner qu'à ces choses extérieures, tu
auras certainement des meubles
plus rares et plus magnifiques qu'un autre ; mais ta pauvre
raison, ainsi
négligée, sera bien bornée, bien sale,
bien horrible.
XXXVIII. IL
dépend de
toi de faire un bon usage de tous les
événements. Ne me dis donc plus : «
Qu'est-ce qui arrivera ? » Que t'importe ce qui arrive,
puisque tu peux en bien
user, et que tout accident, quel qu'il soit, peut devenir un
bonheur insigne ?
Hercule a-t-il jamais dit : « Qu'un grand lion, qu'un
sanglier énorme, ne se
présentent point devant moi ! Que je n'aie point
à combattre des hommes
monstrueux et féroces ! » De quoi te mets-tu en
peine ? Si un sanglier
épouvantable s'offre à toi, le combat sera plus
grand et plus glorieux. Si tu
trouves en ton chemin des hommes prodigieux et intraitables,
tu auras plus de
mérite à en purger l'univers. — Mais si je meurs
? — Eh bien ! tu mourras en
faisant l'action d'un héros. Que veux- tu davantage ?