Pascal Pensées Le divertissement |
Quand je
m’y suis mis quelquefois à considérer les diverses
agitations des hommes et les périls et les peines où ils
s’exposent dans la Cour, dans la guerre, d’où naissent tant
de querelles, de passions, d’entreprises hardies et souvent
mauvaises, etc., j’ai dit souvent que tout le malheur des
hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas
demeurer en repos dans une chambre. Un homme qui a assez de
bien pour vivre, s’il savait demeurer chez soi avec plaisir,
n’en sortirait pas pour aller sur la mer ou au siège d’une
place. On n’achète une charge à l’armée, si chère, que parce
qu’on trouverait insupportable de ne bouger de la ville. Et
on ne recherche les conversations et les divertissements des
jeux que parce qu’on ne peut demeurer chez soi avec plaisir.
Etc.
Mais
quand j’ai pensé de plus près, et qu’après avoir trouvé la
cause de tous nos malheurs, j’ai voulu en découvrir la
raison, j’ai trouvé qu’il y en a une bien effective et qui
consiste dans le malheur naturel de notre condition faible
et mortelle, et si misérable que rien ne peut nous consoler
lorsque nous y pensons de près.
Quelque
condition qu’on se figure, si l’on assemble tous les biens
qui peuvent nous appartenir, la royauté est le plus beau
poste du monde. Et cependant, qu’on s’en imagine accompagné
de toutes les satisfactions qui peuvent le toucher. S’il est
sans divertissement et qu’on le laisse considérer et faire
réflexion sur ce qu’il est, cette félicité languissante ne
le soutiendra point, il tombera par nécessité dans les vues
qui le menacent des révoltes qui peuvent arriver, et enfin
de la mort et des maladies, qui sont inévitables. De sorte
que, s’il est sans ce qu’on appelle divertissement, le voilà
malheureux, et plus malheureux que le moindre de ses sujets
qui joue et qui se divertit.
De là vient que le jeu et la conversation
des femmes, la guerre, les grands emplois sont si
recherchés. Ce n’est pas qu’il y ait en effet du bonheur,
ni qu’on s’imagine que la vraie béatitude soit d’avoir
l’argent qu’on peut gagner au jeu ou dans le lièvre qu’on
court, on n’en voudrait pas s’il était offert. Ce n’est
pas cet usage mol et paisible et qui nous laisse penser à
notre malheureuse condition qu’on recherche ni les dangers
de la guerre ni la peine des emplois, mais c’est le tracas
qui nous détourne d’y penser et nous divertit. — Raison
pourquoi on aime mieux la chasse que la prise.
De là
vient que les hommes aiment tant le bruit et le remuement.
De là vient que la prison est un supplice si horrible. De là
vient que le plaisir de la solitude est une chose
incompréhensible. Et c’est enfin le plus grand sujet de
félicité de la condition des rois de ce qu’on essaie sans
cesse à les divertir et à leur procurer toute sorte de
plaisirs. — Le roi est environné de gens qui ne pensent qu’à
divertir le roi et à l’empêcher de penser à lui. Car il est
malheureux, tout roi qu’il est, s’il y pense.
Voilà tout ce que les hommes ont pu
inventer pour se rendre heureux. Et ceux qui font sur cela
les philosophes et qui croient que le monde est bien peu
raisonnable de passer tout le jour après un lièvre qu’ils
ne voudraient pas avoir acheté, ne connaissent guère notre
nature. Ce lièvre ne nous garantirait pas de la vue de la
mort et des misères qui nous en détournent, mais la chasse
nous en garantit.
Et ainsi, quand on leur
reproche que ce qu’ils recherchent avec tant d’ardeur ne
saurait les satisfaire, s’ils répondaient comme ils devraient
le faire s’ils y pensaient bien, qu’ils ne recherchent en cela
qu’une occupation violente et impétueuse qui les détourne de
penser à soi et que c’est pour cela qu’ils se proposent un
objet attirant qui les charme et les attire avec ardeur, ils
laisseraient leurs adversaires sans répartie… Mais ils ne
répondent pas cela, parce qu’ils ne se connaissent pas
eux-mêmes. Ils ne savent pas que ce n’est que la chasse et non
pas la prise, qu’ils recherchent. Ils s’imaginent que s’ils
avaient obtenu cette charge ils se reposeraient ensuite avec
plaisir et ne sentent pas la nature insatiable de la cupidité.
Ils croient chercher sincèrement le repos, et ne cherchent en
effet que l’agitation. Ils ont un instinct secret qui les
porte à chercher le divertissement et l’occupation au-dehors,
qui vient du ressentiment de leurs misères continuelles. Et
ils ont un autre instinct secret qui reste de la grandeur de
notre première nature, qui leur fait connaître que le bonheur
n’est en effet que dans le repos et non pas dans le tumulte.
Et de ces deux instincts contraires il se forme en eux un
projet confus qui se cache à leur vue dans le fond de leur
âme, qui les porte à tendre au repos par l’agitation et à se
figurer toujours que la satisfaction qu’ils n’ont point leur
arrivera, si, en surmontant quelques difficultés qu’ils
envisagent, ils peuvent s’ouvrir par là la porte au repos.
Ainsi s’écoule toute la vie, on
cherche le repos en combattant quelques obstacles. Et si on
les a surmontés, le repos devient insupportable par l’ennui
qu’il engendre. Il faut en sortir et mendier le
tumulte. Car ou l’on pense aux misères qu’on a ou à
celles qui nous menacent. Et quand on se verrait même assez à
l’abri de toutes parts, l’ennui, de son autorité privée, ne
laisserait pas de sortir du fond du cœur, où il a des racines
naturelles, et de remplir l’esprit de son venin.
Le conseil qu’on donnait à
Pyrrhus de prendre le repos qu’il allait chercher par tant de
fatigues, recevait bien des difficultés.
La danse : il faut bien
penser où l’on mettra ses pieds.
Le gentilhomme croit
sincèrement que la chasse est un plaisir grand et un plaisir
royal. Mais son piqueur n’est pas de ce sentiment-là.
Ainsi l’homme est si
malheureux, qu’il s’ennuierait même sans aucune cause d’ennui
par l’état propre de sa complexion. Et il est si vain qu’étant
plein de mille causes essentielles d’ennui, la moindre chos, comme un billard et une balle
qu’il pousse, suffisent pour le divertir.
Mais, direz-vous, quel objet
a-t-il en tout cela ? Celui de se vanter demain entre ses
amis de ce qu’il a mieux joué qu’un autre. Ainsi les autres
suent dans leur cabinet pour montrer aux savants qu’ils ont
résolu une question d’algèbre qu’on n’aurait pu trouver
jusqu’ici. Et tant d’autres s’exposent aux derniers périls
pour se vanter ensuite d’une place qu’ils auront prise, aussi
sottement à mon gré. Et enfin les autres se tuent pour
remarquer toutes ces choses, non pas pour en devenir plus
sages, mais seulement pour montrer qu’ils les savent, et
ceux-là sont les plus sots de la bande, puisqu’ils le sont
avec connaissance, au lieu qu’on peut penser des autres qu’ils
ne le seraient plus, s’ils avaient cette connaissance.
Tel homme passe sa vie sans
ennui en jouant tous les jours peu de chose. Donnez-lui tous
les matins l’argent qu’il peut gagner chaque jour, à la charge
qu’il ne joue point, vous le rendez malheureux. On dira
peut-être que c’est qu’il recherche l’amusement du jeu et non
pas le gain. Faites-le donc jouer pour rien, il ne s’y
échauffera pas et s’y ennuiera. Ce n’est donc pas l’amusement
seul qu’il recherche, un amusement languissant et sans passion
l’ennuiera, il faut qu’il s’y échauffe et qu’il se pipe
lui-même, en s’imaginant qu’il serait heureux de gagner ce
qu’il ne voudrait pas qu’on lui donnât à condition de ne point
jouer, afin qu’il se forme un sujet de passion et qu’il excite
sur cela son désir, sa colère, sa crainte pour l’objet qu’il
s’est formé, comme les enfants qui s’effraient du visage
qu’ils ont barbouillé.
D’où vient que cet homme, qui a
perdu depuis peu de mois son fils unique et qui accablé de
procès et de querelles était ce matin si troublé, n’y pense
plus maintenant ? Ne vous en étonnez pas, il est tout
occupé à voir par où passera ce sanglier que les chiens
poursuivent avec tant d’ardeur depuis six heures. Il n’en faut
pas davantage. L’homme, quelque plein de tristesse qu’il soit,
si on peut gagner sur lui de le faire entrer en quelque
divertissement, le voilà heureux pendant ce temps-là. Et
l’homme, quelque heureux qu’il soit, s’il n’est diverti et
occupé par quelque passion ou quelque amusement qui empêche
l’ennui de se répandre, sera bientôt chagrin et malheureux.
Sans divertissement il n’y a point de joie. Avec le
divertissement il n’y a point de tristesse. Et c’est aussi ce
qui forme le bonheur des personnes de grande condition qu’ils
ont un nombre de personnes qui les divertissent, et qu’ils ont
le pouvoir de se maintenir en cet état.
Prenez-y garde, qu’est-ce autre
chose d’être surintendant, chancelier, premier président,
sinon d’être en une condition où l’on a dès le matin un grand
nombre de gens qui viennent de tous côtés chez [eux] pour ne
leur laisser pas une heure en la journée où ils puissent
penser à eux-mêmes ? Et quand ils sont dans la disgrâce
et qu’on les renvoie à leurs maisons des champs, où ils ne
manquent ni de biens, ni de domestiques pour les assister dans
leur besoin, ils ne laissent pas d’être misérables et
abandonnés, parce que personne ne les empêche de songer à eux.