HUME Essais esthétiques "De la norme du goût" |
Il est naturel pour
nous de chercher une norme du goût : une
règle par laquelle les sentiments divers des
hommes puissent être réconciliés,
ou du moins, une décision, proposée,
confirmant un sentiment, et en condamnant un autre.
Il y a une
espèce de philosophie qui coupe court à
tous les espoirs de succès dans une telle
tentative et nous représente
l’impossibilité de jamais atteindre aucune
norme du goût. La différence, y est-il
dit, est très vaste entre le jugement et le
sentiment. Tout sentiment est juste, parce que le
sentiment n’a référence à rien
au-delà de lui-même et qu’il est toujours
réel, partout où un homme en est
conscient. Mais toutes les déterminations de
l’entendement ne sont pas justes parce qu’elles
portent référence à quelque chose
au-delà d’elles-mêmes,
c’est-à-dire à la réalité,
et qu’elles ne sont pas toujours conformes à
cette norme. Parmi un millier d’opinions
différentes que des hommes divers entretiennent
sur le même sujet, il y en a une, et une
seulement, qui est juste et vraie ; et la seule
difficulté est de la déterminer et de la
rendre certaine. Au contraire, un millier de
sentiments différents, excité par le
même objet, sont justes, parce qu’aucun
sentiment ne représente ce qui est
réellement dans l’objet., il marque seulement
une certaine conformité ou relation entre
l’objet et les organes ou facultés de l’esprit,
et si cette conformité n’existait pas
réellement, le sentiment n’aurait jamais pu,
selon toute possibilité, exister. La
beauté n’est pas une qualité
inhérente aux choses elles-mêmes, elle
existe seulement dans l’esprit qui la contemple, et
chaque esprit perçoit une beauté
différente. Une personne peut même
percevoir de la difformité là où
une autre perçoit de la beauté ; et
tout individu devrait être d’accord avec son
propre sentiment, sans prétendre régler
ceux des autres. Chercher la beauté
réelle ou la réelle difformité
est une vaine enquête, comme de prétendre
reconnaître ce qui est réellement doux ou
ce qui est réellement amer. Selon la
disposition des organes, le même objet peut
être à la fois doux et amer ; et le
proverbe a justement déterminé qu’il est
vain de discuter des goûts. Il est très
naturel, et tout à fait nécessaire,
d’étendre cet axiome au goût mental,
aussi bien qu’au goût physique ; et ainsi
le sens commun, qui est si souvent en désaccord
avec la philosophie, et spécialement avec la
philosophie sceptique, se trouve, sur un exemple au
moins, s’accorder avec elle pour prononcer la
même décision.
Mais bien que cet
axiome, en devenant proverbe, semble avoir
mérité la sanction du sens commun, il
existe certainement une espèce de sens commun
qui s’oppose à lui, ou qui, au moins, sert
à le modifier et à le restreindre.
Tout homme qui voudrait affirmer une
égalité de génie et
d’élégance entre Ogilby (1) et Milton
(2) ou Bunyan (3) et Addison(4) serait
estimé défendre une non moins grande
extravagance que s’il avait soutenu qu’une
taupinière peut être aussi haute que le
Ténériffe (5), ou une mare aussi vaste
que l’océan. Bien qu’on puisse trouver des
personnes qui donnent la préférence
aux premiers auteurs, personne ne prend un tel
goût en considération, et nous
décrétons sans scrupules que le
sentiment de ces prétendus critiques est
absurde et ridicule. Le principe de
l’égalité naturelle des goûts
est alors totalement oublié, et tandis que
nous l’admettons dans certaines occasion,s où
les objets semblent approcher de
l’égalité, cela paraît
être un extravagant paradoxe, ou plutôt
une absurdité tangible, là où
des objets aussi disproportionnés sont
comparés ensemble.
Il est évident
qu’aucune des règles de la composition n’est
fixée par des raisonnements a priori,
ni ne peut être considérée comme
une conclusion abstraite que tirerait l’entendement
à partir de la comparaison de ces habitudes
et de ces relations d’idées qui sont
éternelles et immuables. Le fondement de ces
règles est le même que celui de toutes
les sciences pratiques :
l’expérience ; et elles ne sont pas
autre chose que des observations
générales concernant ce qui a plu
universellement dans tous les pays et à
toutes les époques. Bien des beautés
de la poésie et même de
l’éloquence sont fondées sur la
fausseté et la fiction, sur des hyperboles,
des métaphores, et un abus ou une perversion
de termes, détournés de leur
signification naturelle. Réfréner les
élans de l’imagination et réduire
toute expression à la vérité et
à l’exactitude géométriques,
serait le plus contraire aux lois de la justice
critique, parce que cela produirait une œuvre qui,
d’après l’expérience universelle, a
été trouvée la plus
désagréable. Mais, bien que la
poésie ne puisse jamais se soumettre à
l’exacte vérité, elle doit être
contenue par les règles de l’art,
révélées à l’auteur soit
par le génie, soit par l’observation. Si des
écrivains négligents ou
irréguliers ont plu, ils n’ont pas plu par
leurs transgressions de la règle ou de
l’ordre, mais en dépit de ces
transgressions : ils ont possédé
d’autres beautés qui étaient
compatibles avec une juste critique, et la force de
ces beautés a été capable de
dominer la critique, et de donner à l’esprit
une satisfaction supérieure au
dégoût provenant des imperfections.
Arioste (6) plaît, mais ce n’est pas par ses
fictions monstrueuses et invraisemblables, par son
mélange bizarre des styles comique et
sérieux, par le manque de cohérence de
ses histoires, ou par les interruptions continuelles
de sa narration. Il charme par la force et la
clarté de son expression, par la
vivacité et la variété de ses
inventions, et par ses peintures naturelles des
passions, spécialement celles qui sont d’une
essence gaie et amoureuse. Et bien que ces
défauts puissent diminuer notre satisfaction,
ils ne sont pas capables de la détruire
entièrement. Si notre plaisir était
réellement né de ces parties de son
poème que nous appelons défauts, ceci
ne serait pas une objection à l’esprit
critique en général : ce serait
seulement une objection à ces règles
particulières des théoriciens de l’art
qui établiraient que de tels détails
puissent être des fautes, et les
représenteraient comme universellement
blâmables. S’ils se trouvent plaire, ils ne
peuvent être des fautes, et il ne peut pas se
faire que le plaisir qu’ils font naître soit
jamais aussi inattendu et inexplicable.
Mais, bien que toutes
les règles générales de l’art
soient fondées seulement sur
l’expérience et sur l’observation des
sentiments communs de la nature humaine, nous ne
devons pas imaginer que, à chaque occasion, les
sentiments des hommes seront conformes à ces
règles. Ces émotions raffinées de
l’esprit sont d’une nature très tendre et
délicate, et requièrent le concours de
beaucoup de circonstances favorables pour les faire
jouer avec facilité et exactitude, selon leurs
principes généraux et établis. La
moindre entrave extérieure à de tels
petits ressorts ou le moindre désordre interne,
perturbe leur mouvement et dérègle les
opérations de la machine entière. Quand
nous voulons faire une expérience de cette
nature, et essayer la force de quelque beauté
ou difformité, nous devons choisir avec soin un
temps et un lieu appropriés, et porter
l’imagination à une situation et une
disposition convenables. À supposer que l’une
de ces circonstances manque : une
sérénité parfaite de l’esprit, un
recueillement de la pensée, une attention
voulue à l’objet, notre expérience sera
fallacieuse et nous serons incapables de juger de la
beauté catholique et universelle. La relation
que la nature a établie entre la forme et le
sentiment sera du moins plus obscure ; et il
faudra une plus grande précision pour la
retrouver et la discerner. Nous serons capables
d’affirmer son influence, non pas tant à partir
de l’effet produit par chaque beauté
particulière, qu’à partir de
l’admiration durable qui accompagne ces œuvres qui ont
survécu à tous les caprices de la
fantaisie et de la mode, et à toutes les
erreurs dues à l’ignorance et à l’envie.
Le même
Homère qui plaisait à Athènes
et à Rome il y a deux mille ans est encore
admiré à Paris et à Londres.
Tous les changements de climat, de gouvernement,
de religion, et de langage ne sont point parvenus à
obscurcir sa gloire. L’autorité ou le
préjugé peuvent bien donner une
vogue temporaire à un mauvais poète,
ou à un mauvais orateur, mais sa
réputation ne sera jamais durable ou
étendue. Quand ses compositions sont
examinées par la postérité ou
par des étrangers, l’enchantement est
dissipé, et ses fautes apparaissent sous
leur vrai jour. Au contraire, pour un vrai
génie, plus ses œuvres durent, et plus
largement sont-elles répandues, plus
sincère est d’admiration qu’il rencontre.
L’envie et la jalousie ont trop de place dans un
cercle étroit, et même une
connaissance intime de la personne peut diminuer
les applaudissements dus à ses
exploits ; mais quand ces obstructions sont
levées, les beautés, qui sont
naturellement adaptées à exciter des
sentiments agréables, déploient
immédiatement leur énergie, et tant
que le monde dure, elles maintiennent leur
autorité sur l’esprit des hommes.
Il apparaît
alors que, au milieu de la variété
et du caprice du goût, il y a certains
principes généraux d’approbation ou
de blâme dont un œil attentif peut retrouver
l’influence dans toutes les opérations de
l’esprit. Certaines formes ou qualités
particulières, de par la structure
originale de la constitution interne de l’homme,
sont calculées pour plaire et d’autres pour
déplaire, et si elles manquent leur effet
dans un cas particulier, cela vient d’une
imperfection ou d’un défaut apparent dans
l’organe. Un individu fiévreux
n’affirmerait pas hautement que son palais est
habilité à décider des
saveurs ; il ne viendrait pas davantage
à l’esprit de quiconque de
prétendre, sous les atteintes de la
jaunisse, rendre un jugement concernant les
couleurs. Dans toute créature, il y a un
état sain et un état
déficient, et le premier seul peut
être supposé nous offrir une vraie
norme du goût et du sentiment. À
supposer que, dans l’organisme en bonne
santé, on constate une uniformité
complète ou importante de sentiment parmi
les hommes, nous pouvons en tirer une idée
de la beauté parfaite ; de la
même manière que c’est l’apparence
des objets à la lumière du jour, et
pour l’œil d’un homme en bonne santé, qu’on
appelle leur couleur véritable et
réelle, même si par ailleurs on
reconnaît que la couleur n’est qu’un
fantasme des sens.
Nombreux et
fréquents sont les défauts des organes
internes qui interdisent ou affaiblissent l’influence
de ces principes généraux, dont
dépend notre sentiment de la beauté ou
de la laideur. Bien que certains objets, de par la
structure de notre esprit, soient naturellement
calculés pour nous donner du plaisir, on ne
doit pas s’attendre à ce que le plaisir soit
ressenti pareillement par tout individu. Des incidents
et des situations particulières se
créent qui, ou bien projettent une fausse
lumière sur les objets, ou bien empêchent
la véritable de transmettre à
l’imagination la perception et le sentiment
adéquats.
Une cause
évidente de ce que beaucoup ne parviennent pas
à ressentir le véritable sentiment de la
beauté est le manque de cette délicatesse
d’imagination
qui est requise pour prendre conscience de ces
émotions fines. À cette
délicatesse, tous prétendent :
chacun en parle et réduirait volontiers toute
espèce de goût ou de sentiment à
se propre norme. Mais, comme notre intention dans cet
essai est de mêler quelque lumière de
l’entendement aux impressions du sentiment, il sera
opportun de donner une définition plus
précise de la délicatesse, que celle que
nous avons tenté de présenter jusqu’ici.
Et pour ne pas tirer notre philosophie d’une source
trop profonde, nous aurons recours à une
anecdote célèbre qu’on peut lire dans Don Quichotte.
« C’est avec une bonne raison, dit Sancho
au sir-grand-nez que je prétends avoir un
jugement sur les vins : c’est là une
qualité héréditaire dans notre
famille. Deux de mes parents furent une fois
appelés pour donner leur opinion au sujet d’un
fût de vin, supposé excellent parce que
vieux et de bonne vinée. L’un d’eux le
goûte, juge et après mûre
réflexion, énonce que le vin
serait bon, n’était ce petit goût de cuir
qu’il perçoit en lui. L’autre, après
avoir pris les mêmes précautions, rend
aussi un verdict favorable au vin, mais sous la
réserve d’un goût de fer, qu’il pouvait
aisément distinguer. Vous ne pouvez imaginer
à quel point tous deux furent tournés en
ridicule pour leur jugement. Mais qui rit à la
fin ? en vidant le tonneau, on trouva en son fond
une vieille clé, attachée à une
courroie de cuir. »
La grande ressemblance
entre le goût de l’esprit et le goût
physique nous apprendra aisément à tirer
la leçon de cette histoire. Bien qu’il soit
assuré que la beauté et la
difformité plus encore que le doux et l’amer,
ne peuvent être des qualités
inhérentes aux objets, mais sont
entièrement le fait du sentiment interne ou
externe, on doit reconnaître qu’il y a certaines
qualités dans les objets qui sont
adaptées par nature à produire ces
sentiments particuliers. Maintenant, comme ces
qualités peuvent exister à un faible
degré, ou bien peuvent être
mélangées et confondues les unes avec
les autres, il arrive souvent que le goût n’est
pas affecté par des traits aussi
délicats ou n’est pas capable de distinguer
toutes les saveurs particulières, dans le
désordre où elles sont
présentées. Là où les sens
sont assez déliés pour que rien ne leur
échappe, et en même temps assez
aiguisés pour percevoir tout ingrédient
introduit dans la composition : c’est là
ce que nous appellerons délicatesse de
goût, que nous employions ces termes selon leur
sens littéral ou selon leur sens
métaphorique ; ici donc les règles
générale de beauté sont d’usage,
car elles sont tirées de modèles
établis et de l’observation de ce qui plait ou
déplaît quand cela est
présenté à titrer particulier et
à un degré élevé. Et, si
ces mêmes qualités n’affectent pas les
organes d’un homme d’un délice ou d’un
inconfort sensibles, lorsqu’elles se présentent
dans une composition continue et à un plus
petit degré, nous excluons cette personne de
toutes prétentions à cette
délicatesse. Énoncer ces règles
générales, ou ces modèles
avérés de composition, est comparable au
fait de trouver la clé avec la lanière
de cuir, qui justifia le verdict des parents de
Sancho, et confondit ces prétendus juges qui
les avaient condamnés. Même si le tonneau
n’avait jamais été vidé, le
goût des premiers n’en était pas moins
particulièrement délicat, et celui des
autres pareillement terne et languide, mais il aurait
été plus difficile de prouver la
supériorité des premiers, à
l’entière satisfaction de tous les spectateurs.
De la même manière, même si les
beautés de l’écriture n’avaient jamais
été codifiées, ni réduites
à des principes généraux,
même si aucun modèle excellent n’avait
jamais été reconnu, les
différences de degré dans le goût
des hommes n’en auraient pas moins subsisté, et
le jugement d’un homme aurait tout de même
été préférable à
celui d’un autre. Seulement, il n’aurait pas
été aussi aisé de réduire
au silence le mauvais critique qui pourrait toujours
proclamer hautement son sentiment personnel et refuser
de se soumettre à son adversaire. Mais quand
nous lui montrons un principe d’art
avéré, quand nous illustrons ce principe
par des exemples dont il reconnaît, de par son
propre goût particulier, que l’opération
se conforme à ce principe ; quand nous lui
prouvons que le même principe peut être
appliqué au cas présent, où il ne
perçut ni ne sentit son influence, il doit
conclure, tout bien considéré, que la
faute réside en lui-même, et que
lui-même manque de la délicatesse qui est
requise pour le rendre sensible à toutes les
beautés et fautes qui peuvent se trouver dans
les compositions et les discours de toutes
espèce.
On reconnaît que
la perfection de tout sens, ou de toutes
faculté, consiste à percevoir avec
exactitude ses objets les plus précis, et
à ne rien laisser échapper à son
attention et à son observation. Plus petits
sont les objets qui deviennent sensibles à
l’œil, et plus fin est l’organe, plus
élaborées sa constitution et sa
composition. Ce ne sont pas de fortes saveurs qui font
l’essai d’un bon palais, mais un mélange
d’ingrédients en petites proportions, lorsque
nous sommes encore sensibles à chaque partie,
malgré sa petitesse et sa confusion avec
l’ensemble. De la même manière, la
perfection de notre goût mental doit consister
dans une perfection rapide et perçante de la
beauté et de la difformité ; et un
homme ne peut être content de lui, tandis qu’il
soupçonne que quelque excellence ou quelque
faute lui est restée inaperçue dans un
discours. Dans ce cas, la perfection de l’homme, et la
perfection du sens ou du sentiment, sont
inséparablement unies. Un palais très
délicat peut, en bien des occasions, constituer
un inconvénient considérable, aussi bien
pour un homme lui-même que pour ses amis, mais
un goût délicat pour les traits d’esprit
et les beautés doit toujours être une
qualité désirable, parce qu’il est la
source des agréments les plus beaux et les plus
innocents dont est susceptible la nature humaine. Dans
ce jugement s’accordent les sentiments de toute
l’humanité. Partout où vous pouvez faire
preuve d’une délicatesse de goût, vous
êtes assuré que cette qualité sera
accueillie avec approbation, et le meilleur moyen de
la rendre manifeste est de faire appel à ces
modèles et à ces principes qui ont
été établis d’après le
consentement et l’expérience uniforme des
nations et des siècles.