DIDEROT
Salon de 1763
Chardin
CĠest celui‑ci qui est un peintre; cĠest celui‑ci qui est coloriste.
Il y a au Salon plusieurs petits tableaux de Chardin; ils reprsentent presque tous des fruits avec les accessoires dĠun repas. CĠest la nature mme; les objets sont hors de la toile et dĠune vrit tromper les yeux.
Celui quĠon voit en montant lĠescalier mrite surtout lĠattention. LĠartiste a plac sur une table un vase de vieille porcelaine de la Chine, deux biscuits, un bocal rempli dĠolives, une corbeille de fruits, deux verres moiti pleins de vin, une bigarade avec un pt.
Pour regarder les tableaux des autres, il semble que jĠaie besoin de me faire des yeux; pour voir ceux de Chardin, je nĠai quĠ garder ceux que la nature mĠa donns et mĠen bien servir.
Si je destinais mon enfant la peinture, voil le tableau que jĠachterais. Ç Copie‑moi cela, lui dirais je, copie‑moi cela encore. È Mais peut‑tre la nature nĠest‑elle pas plus difficile copier.
CĠest que ce vase de porcelaine est de la porcelaine; cĠest que ces olives sont rellement spares de lĠÏil par lĠeau dans laquelle elles nagent; cĠest quĠil nĠy a quĠ prendre ces biscuits et les manger, cette bigarade lĠouvrir et la presser, ce verre de vin et le boire, ces fruits et les peler, ce pt et y mettre le couteau.
CĠest celui‑ci qui entend lĠharmonie des couleurs et des reflets. O Chardin ! ce nĠest pas du blanc, du rouge, du noir que tu broies sur ta palette: cĠest la substance mme des objets, cĠest lĠair et la lumire que tu prends la pointe de ton pinceau et que tu attaches sur la toile.
Aprs que mon enfant aurait copi et recopi ce morceau, je lĠoccuperais sur la Raie dpouille du mme matre . LĠobjet est dgotant, mais cĠest la chair mme du poisson cĠest sa peau, cĠest son sang; lĠaspect mme de la chose nĠaffecterait pas autrement. Monsieur Pierre, regardez bien ce morceau, quand vous irez lĠAcadmie, et apprenez, si vous pouvez, le secret de sauver par le talent le dgot de certaines natures.
On nĠentend rien cette magie. Ce sont des couches paisses de couleur appliques les unes sur les autres dont lĠeffet transpire de dessous en dessus. DĠautres fois on dirait que cĠest une vapeur quĠon a souffle sur la toile ; ailleurs, une cume lgre quĠon y a jete. Rubens, Berghem, Greuze, Loutherbourg vous expliqueraient ce fait bien mieux que moi; tous en feront sentir lĠeffet vos yeux.
Approchez‑vous, tout se brouille, sĠaplatit et disparat ; loignez‑vous, tout se cre et se reproduit. On mĠa dit que Greuze montant au Salon et apercevant le morceau de Chardin que je viens de dcrire, le regarda et passa en poussant un profond soupir. Cet loge est plus court et vaut mieux que le mien.
Qui est‑ce qui payera les tableaux de Chardin, quand cet homme rare ne sera plus? Il faut que vous sachiez encore que cet artiste a le sens droit et parle merveille de son art.
Ah! mon ami, crachez sur le rideau dĠAppelle et sur les raisins de Zeuxis. On trompe sans peine un artiste impatient et les animaux sont mauvais juges en peinture.
NĠavons‑nous pas vu les oiseaux du Jardin du roi aller se casser la tte contre la plus mauvaise des perspectives ? Mais cĠest vous, cĠest moi que Chardin trompera quand il voudra.